Rimbaud et la veuve
dans Le Blog de Denis Montebello

«S'il s'intéresse à la Dame de Milan, aux (quatre) femmes de sa vie, Edgardo Franzosini n'oublie pas la passion tumultueuse qui fit longtemps scandale. Rimbaud n'est pas un saint. Tout n'est pas exemplaire chez lui. On est très loin de l'hagiographie voulue par Isabelle, et de Paterne Berrichon. Un anarchiste qui se conforme, par intérêt, par calcul, à la morale très catholique de celle qu'il veut épouser ; qui n'hésite pas, pour lui plaire, à comparer Rimbaud à Jésus. Isabelle ne voulait qu'un thème: le sien. Ce n'est évidemment pas celui d'Edgardo Franzosini.»

Le livre a pour sujet (d'où le titre) la vedova molto civile, la «veuve très charitable» qui aurait hébergé Rimbaud en 1875. L'année où, «vers le milieu du printemps, après un séjour d'environ deux mois à Stuttgart et après avoir traversé à pied toute la Suisse, depuis la frontière allemande jusqu'au Lac Majeur, Rimbaud pénètre en Italie, traverse une partie de la Lombardie, et s'arrête à Milan.» Où il reste un mois. Chez cette «veuve très charitable» qui lui aurait offert l'hospitalité et dont on ne sait à peu près rien. En dehors du fait qu'elle demeurait au numéro 39 de la Piazza del Duomo. La maison et le quartier furent démolis en 1889 et aujourd'hui se dresse un bâtiment abritant un grand magasin. «Personne n'a encore eu l'idée de poser une plaque, un panonceau, un écriteau sur ces murs, quelque chose qui rappelât le séjour milanais de Rimbaud.»
C'est le vide que tente de combler le livre d'Edgardo Franzosini, le mystère qu'il essaie de percer. Pour notre plus grand bonheur. Nous n'avons pas oublié son Monsieur Picassiette : Raymond Isidore et sa cathédrale, paru en 2021 à La Baconnière (et traduit par Philippe Di Meo).
On découvre d'autres femmes dans ce livre, quatre exactement. Dont la «brune aux yeux bleus» de Charleville, celle que Rimbaud surnommait Psyché et qui vint au rendez-vous qu'il lui avait donné, place de la Gare, avec sa domestique. Après l'avoir gratifié d'une oeillade que Rimbaud qualifie d'illaudable -du latin illaudabilis, l'adjectif existe en anglais-, elle lui tourne immédiatement le dos et s'en va, le laissant «effaré comme trente-six millions de caniches nouveau-nés».
Mais la plus mystérieuse, « celle qui donne au chercheur désireux d'en dresser le portrait, le sentiment d'être en train de dessiner dans le vide, celle qui offre cette consistance incertaine et évanescente que seul possède un fantôme », est la dame milanaise.
«Et c'est peut-être précisément sous cette forme, épouvantable et insaisissable, que Vitalie Cuif, veuve Rimbaud, l'a vue un matin de juin de l'année 1899, errer, élégante, parmi les bancs de l'église Notre-Dame à Charleville.»
D'abord cette apparition, Arthur (mort le 10 novembre 1891 à Marseille). ''C'était bien Arthur lui-même, écrit-elle à sa fille Isabelle: même taille, même âge, même figure, peau blanche grisâtre, point de barbe, mêmes petites moustaches; et puis une jambe de moins. C'était "mon fils bien-aimé qui était près de moi", répète Vitalie, qui l'observait, "avec une sympathie extraordinaire".
Ensuite ce spectre. "Une dame, en très grande toilette, passe près de nous, elle s'arrête" et, s'adressant à Arthur, elle lui dit en souriant: "Viens donc près de moi, tu seras beaucoup mieux qu'ici." La dame fantôme (qu'il appelle "ma tante" dans cette hallucination, et dont il refuse poliment l'invitation) est-elle la « veuve très charitable » qui l'hébergea en avril 1875 à Milan?
Ce n'est pas la question que se pose Madame Rimbaud. Elle se demande seulement si c'est son pauvre Arthur qui vient la chercher. Et se rassure en pensant qu'il est devenu "très pieux" et paraît tout à fait "au courant de toutes les parties de l'office".
Aujourd'hui, quand on se rend place de la Gare à Charleville-Mézières, on tombe forcément sur le buste de Rimbaud -le troisième, les deux précédents ayant disparu pendant les deux guerres, emportés par les Allemands et sans doute fondus-, inauguré en octobre 1954 et réalisé à partir du moule de la sculpture de Berrichon. Paterne Berrichon (pseudonyme de Pierre-Eugène Dufour). Celui qui épousa Isabelle, la sœur de Rimbaud, et travailla à sa légende. En la débarrassant de tout ce qui n'est pas la vie que voulait pour son frère cette dévote. Et pour son fils chéri Vitalie Cuif.
S'il s'intéresse à la Dame de Milan, aux (quatre) femmes de sa vie, Edgardo Franzosini n'oublie pas la passion tumultueuse qui fit longtemps scandale. Rimbaud n'est pas un saint. Tout n'est pas exemplaire chez lui.
On est très loin de l'hagiographie voulue par Isabelle, et de Paterne Berrichon. Un anarchiste qui se conforme, par intérêt, par calcul, à la morale très catholique de celle qu'il veut épouser; qui n'hésite pas, pour lui plaire, à comparer Rimbaud à Jésus.
Isabelle ne voulait qu'un thème: le sien. Ce n'est évidemment pas celui d'Edgardo Franzosini.

12.05.2023

Edgardo Franzosini

Edgardo Franzosini (La Valletta Brianza, 1952) est un écrivain, biographe et traducteur italien. Il a écrit des œuvres biographiques libres et érudites sur Raymond Isidore dit «Monsieur Piquassiette», Arthur Rimbaud, l’acteur hongrois Bela Lugosi et le sculpteur Rembrandt Bugatti.

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