Max Picard, voyage intérieur en Italie
dans La Revue des Deux-Mondes

Ancien rédacteur en chef du «Monde des Livres» et ami de la «Revue des Deux Mondes», le critique littéraire Patrick Kéchichian nous a quittés le 18 octobre à l'âge de 71 ans. Au début du mois, il publiait une critique du dernier ouvrage de Max Picard dans la Revue des Deux-Mondes: «Une gravité s’installe, dont l’Italie est le cadre, devenu intime. Elle renvoie à chaque instant l’homme à son devoir de penser, à sa vocation de partager, loin d’une solitude confortable, avec ses semblables, au-delà du visible et de l’immédiat.»

De Montaigne à Chateaubriand et à Henry James, en passant par Stendhal et Goethe, le voyage en Italie est un classique de la littérature. Avec Des cités détruites au monde inaltérable de Max Picard, le touriste érudit prend une autre figure. Le titre de ce livre, publié en allemand en 1951, à partir de notes prises au cours des deux années précédentes, nous indique que le chemin qui a été emprunté parmi des villes italiennes encore marquées par la guerre est habité par une réflexion donnant à la déambulation son sens et son épaisseur. Une réflexion qui n’écarte pas, bien au contraire, le monde visité au cours de ces mois de pérégrination, parfois au rythme de la marche, avec sa nature, sa réalité urbaine, ses monuments, ses visages. L’auteur avait d’ailleurs défini le projet de son livre en marchant comme une «propédeutique à l’art de regarder».

Mais d’abord quelques mots à propos de Max Picard (1888-1965), encore trop peu lu et reconnu en France. Même s’il a une place discrète dans la philosophie contemporaine, non en majesté ou comme le penseur d’un système, mais comme un maître secret et singulier de l’intuition, du regard, un phénoménologue. De l’introspection également, mais entièrement nourrie de ce monde incessamment observé et écouté avec une remarquable attention, jamais ramené ou réduit à la subjectivité de l’observateur. «Quand je ne regarde pas, il me semble que je ne vis pas non plus», affirmait Picard. J’ai fait sa connaissance grâce à son maître-livre, Le Monde du silence, publié en 1948 et réédité en français par La Baconnière en 2019. Suisse de langue allemande, né dans la Forêt-Noire dans une famille juive, il résida dans le Tessin, notamment à Sorengo, et fut un temps médecin. Veuf en 1927, il vécut en solitaire, mais se lia d’amitié avec le poète Rainer-Maria Rilke, puis avec Emmanuel Levinas. Converti un temps au catholicisme, il revint au judaïsme tout en conservant et développant une large vue spirituelle. Il fut également l’ami de Gabriel Marcel, avec lequel il entretint une correspondance (L’Harmatan, 2006). Il est l’auteur d’une œuvre importante, pour une part non traduite, ou traduite jadis, comme son essai sur Hitler, L’Homme du néant, ou ses essais sur le visage humain. L’écrivain italien Giani Stuparich, dans un texte placé en préface du présent volume, le qualifia de «poète de la pensée». Expression qu’il ne faut pas mal entendre en imaginant que la poésie est incompatible avec la raison et la rigueur.

«Le visage de l’homme est la preuve de l’existence de Dieu», affirmait Max Picard, qui développe cette idée dans de multiples directions. Dans ce voyage en Italie, les visages sont présents d’une manière impressionnante. Ainsi, à Vérone, cette femme assise dans le tramway, «avec un visage qui était comme inachevé. Les lignes semblaient n’en être pas arrêtées; c’était un visage qui attendait quelque chose, qui était en route vers quelque chose, un visage ouvert, indiquant l’avenir [...] De temps en temps, la bonté venait sur ce visage avec un petit sourire. Alors il cessait brusquement d’être inachevé; déjà dans le présent, il avait atteint son avenir». Un peu plus loin, à Venise cette fois, une autre dimension, religieuse, vient compléter cette philosophie du visage... Dans le café Quadri, entre un homme «qui n’avait de réalité que celle de son visage dans un miroir». Avec ce «visage-miroir», l’homme, dans sa «très grande solitude [...] se sait regardé seulement par soi». Et ce constat accablant: «En plus de la complète autonomie usurpée par lui, l’homme a usurpé aussi le regard de Dieu sur les hommes.»

Pour exister, «l’homme en son être intérieur» doit «avoir une correspondance dans le monde objectif. Alors seulement, l’expérience subjective est retenue; alors seulement, elle est réalité». Dans ce monde désigné comme «en crise», le christianisme n’est pas une donnée rassurante, un acquis sur lequel s’appuyer. Dans sa «fragilité», l’homme «à chaque instant» doit «reconquérir» le christianisme, «il doit le recréer pour soi-même comme s’il ne l’avait pas eu antérieurement, car à chaque moment du temps où nous vivons, le christianisme lui est subtilisé». Je ne cite ici que quelques fragments de cette pensée qui, à son rythme, progresse, s’arrête, contemple, revient sur ses pas, parfois un peu obscurément... Une gravité s’installe, dont l’Italie est le cadre, devenu intime. Elle renvoie à chaque instant l’homme à son devoir de penser, à sa vocation de partager, loin d’une solitude confortable, avec ses semblables, au-delà du visible et de l’immédiat. Comme l’écrit Michael Picard, le fils du philosophe, dans sa postface: «Il s’agit de la réalité capitale du vrai et du faussé, du bien et du mal, qui de quelque manière tourmente chacun d’entre nous.» D’évidence, nous sommes, confrontés à cette réalité, loin des nuages de l’abstrait et de l’intemporel.

 
 

15.10.2022

Max Picard

Médecin de formation, philosophe et écrivain juif allemand vivant en retirance dans le Tessin à partir des années vingt, Max Picard (1888-1965) fut l’ami d’Emmanuel Levinas — qui lui emprunta sa notion de «visage humain» — et l’auteur prolifique d’ouvrages inspirés, à mi-chemin de la réflexion philosophique et de la contemplation poétique.

Les éditions La Baconnière ont entrepris la réédition critique de cette œuvre vouée à l’essentiel (Le monde du silence, 2019 ; Des cités détruites au monde inaltérable, 2022).

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