Jaroslav Hašek

Jaroslav Hašek (1883-1923) est une figure typique de la bohème pragoise et des milieux anarchistes. Tour à tour journaliste, voleur et vendeur de chiens, soldat et pilier de brasserie, il fonda dans la littérature tchèque moderne le genre de la tradition orale, continuée ensuite par Bohumil Hrabal notamment. Son Brave soldat Chvéik, traduit dans plus de cent cinquante langues, est reconnu comme l'un des meilleurs romans satiriques de la littérature.

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«[Il est] pour moi un hiéroglyphe que je tente de déchiffrer… Il faudra bien qu’à l’avenir, se présente quelqu’un, savant, critique et artiste en une même personne, qui essaie de décrypter ce hiéroglyphe; il faudra bien que quelque part, naisse quelqu’un qui devra être aussi psychanalyste pour pouvoir élucider quelque chose d’aussi splendidement monstrueux et tendre que cet écrivain mort et en même temps tellement vivant, tellement présent, dadaïste et réaliste à la fois […] et qui a disparu à l’âge de quarante ans, rendez-vous compte, à quarante ans…
— Vous voulez parler de Kafka?
— Hašek ! Hašek! Jaroslav!»

Bohumil Hrabal, Kličky na kapesníku, 
entretiens avec Laszló Szigeti, 1990

Les textes rassemblés [dans Le guide du “rien”] ne constituent en aucune façon un recueil homogène, pensé et organisé par l’auteur autour d’une thématique, de personnages récurrents, ou en fonction d’une esthétique qu’ils prétendraient illustrer. Il n’existe rien de tel chez Hašek. Dans le corpus quasi inépuisable de ses contes, nouvelles ou «humoresques», tous les genres, tous les styles sont représentés, toutes les formes se côtoient, mêlant les inventions les plus extravagantes, la satire la plus féroce au réalisme le plus minutieux, parfois le plus poignant, brassant les idées les plus contradictoires, dans une perpétuelle mouvance de la pensée qui rend la figure de Hašek particulièrement insaisissable et fait de son oeuvre, de sa personne, ce «hiéroglyphe» dont parle Bohumil Hrabal. Il fallait donc faire un choix parmi la masse considérable de ces récits (l’édition intégrale réalisée en Tchécoslovaquie à la fin des années cinquante occupe une bonne dizaine de volumes), publiés tout au long de la vie de l’auteur dans des journaux d’obédiences diverses, par souci d’indépendance — ou lorsque le pressaient des nécessités financières. Autant l’avouer tout de suite: rien d’autre n’a présidé à cette sélection qu’un plaisir de lecture, une découverte fortuite en feuilletant un volume, un éclat de rire au détour d’une page et, surtout, un émerveillement sans cesse renouvelé devant tant de fulgurante invention, tant d’audace, et tant d’humanité.

Et pourtant, une fois ce choix opéré, on ne peut que constater qu’il existe bien une cohérence, une homogénéité, que tous ces textes entretiennent les uns avec les autres des liens si étroits qu’on pourrait presque penser que leur réunion, leur ordonnance, résultent d’un calcul de l’auteur. La plupart appartiennent aux années de vagabondage et de bohème littéraire de Hašek et fournissent sans doute quelques-unes des clés innombrables qui peuvent aider à mieux cerner l’énigmatique «hiéroglyphe». 

Raconter par le détail la vie de Hašek occuperait presque plus de pages et de volumes qu’il n’en a écrits lui-même. De sa jeunesse anarchiste aux années de guerre, qui le voient déserter l’armée austro-hongroise, puis s’engager dans les légions tchèques avant de rallier l’Armée rouge, ce n’est qu’une suite d’excentricités, d’errances, de beuveries et de provocations qui lui valent de connaître à plusieurs reprises les prisons «impériales et royales». Il accepte pour vivre toutes sortes d’emplois, devient rédacteur d’une revue scientifique consacrée aux animaux (d’où il ne tardera pas à être renvoyé pour avoir abusé de la crédulité de ses lecteurs en inventant des espèces imaginaires), ouvre un commerce de chiens errants, parfois volés, qu’il propose à la clientèle comme des animaux de race, après leur avoir fait subir quelques «transformations». Entre-temps, il aura contracté un mariage malheureux, et qui ne pouvait que l’être pour cet éternel vagabond épris de liberté. En 1911, alors qu’ont lieu à Vienne des élections partielles pour désigner les députés au Reichsrat, feignant une loyauté obtuse envers un régime qu’il exècre (et pour le simple plaisir d’ajouter à la confusion du débat politique), il va même jusqu’à se déclarer candidat officiel d’un parti absurde et canularesque qu’il a fondé: le Parti pour un progrès modéré dans les limites de la loi — dont il nous a laissé la minutieuse et désopilante chronique.

C’est tout cela qu’il nous est donné de «déchiffrer» dans les récits qu’on va lire. En somme, mieux qu’une volumineuse biographie de l’auteur, ils nous permettent, puisqu’ils jalonnent sa vie entière, d’en suivre le parcours, ils témoignent de ses combats, de ses indignations, de ses blessures aussi. Ces gueux, ces bohémiens qui traversent bon nombre de ses contes, il les connaît mieux que personne: il a été des leurs; les révoltés, les anarchistes, il a partagé leurs opinions et leurs luttes, et tous ces petits métiers de la misère, il les a exercés aussi.

Mais il existe, entre ces textes de provenance diverse, un lien plus étroit encore. Au moment où il écrit la plupart d’entre eux, Hašek n’a pas encore rencontré le brave soldat Švejk, ce personnage auquel il donnera, bien des années plus tard, une dimension universelle qui le place à côté des plus illustres marginaux et empêcheurs de tourner en rond de la littérature. Pourtant, Švejk est déjà bien là, même s’il n’a encore ni son nom, ni son visage, au milieu de cette galerie de pauvres diables, de clochards et de prisonniers qui n’ont d’autre recours, face à l’autorité toute-puissante, que de lui opposer un zèle borné pour mieux faire déraper la machine (pour ne citer que deux exemples, comment ne pas penser à Švejk au récit des déboires du prisonnier Šejba avec l’administration pénitentiaire, ou du sacrifice à la fois héroïque et burlesque du brave soldat suédois?). Švejk n’apparaîtra, d’abord épisodiquement, qu’à partir de 1911, dans une suite de brefs récits antimilitaristes où il n’est pour l’heure qu’une sorte d’«idiot du régiment»; un court roman de 1917 lui confère une densité plus grande et surtout un plus fort pouvoir de subversion; c’est à partir de 1921 qu’il deviendra le héros d’une des œuvres les plus extraordinaires de la littérature mondiale, que son auteur, malheureusement, rongé par la maladie et l’abus de boisson, laissera inachevée (il s’éteint le 2 janvier 1923 à l’âge de quarante ans). En attendant, nous pouvons voir se profiler ici sa silhouette encore anonyme, mais déjà bien reconnaissable.

Les textes qu’on va lire étaient, pour la quasi-totalité, demeurés inédits en français. C’est aussi un critère qui a eu son importance au moment du choix. Ils comptent pourtant parmi les plus aboutis d’une production pléthorique — et, il faut bien l’avouer, inévitablement inégale: combien de ces récits ont été griffonnés à la hâte sur le coin d’une table de bistrot, parfois directement sur un bout de nappe en papier, que leur auteur faisait aussitôt porter à son journal en échange des quelques couronnes qui lui permettraient d’éponger une dette de boisson.

Hašek, aux dires de ceux qui l’ont connu, était un orateur et un improvisateur éblouissant. Alors poussons la porte d’une de ces brasseries pragoises, bruyantes et enfumées, prenons place autour du conteur, et laissons-nous emporter par son imagination exubérante et toujours imprévisible, laissons-nous gagner par son rire, ses colères, ses tendresses.

– Avant propos au Guide du «rien» par Michel Chasteau

Extraits de presse

De l’humour absurde tchèque dans La Liberté

«Un condamné à mort trop malade pour être exécuté. Un homme aux prothèses et aux greffes issues de tant de matériaux différents qu’il doit payer des droits de douane insensés pour pouvoir passer la frontière. Un censeur qui finit par se censurer lui-même, preuve de son impartialité (ou de sa folie). Les paraboles racontées par Jaroslav Hasek sont des petits bijoux de cynisme et d’humour grinçant. Réunies dans Le Guide du “rien” et autres histoires, ces nouvelles disent au contraire beaucoup des injustices de la société… bien qu’elles datent d’il y a environ 100 ans. L’auteur tchèque, contemporain de Kafka, n’épargne ni l’Église, ni les journalistes, ni les experts, ni les soudards, ni les bonnes gens, ni le pouvoir. Il s’attaque aux différences de castes, au mépris des nantis pour les plus pauvres. L’absurdité éclate à chaque page quand ce n’est pas la bêtise qui lui vole la vedette. On croirait partager une bière avec cette figure de la littérature. On l’écoute nous conter ces fables d’autrefois dont la morale est toujours la même: il vaut certainement mieux en rire.

Deux variantes de l’humour tchèque dans Le Temps

«Cotemporains de Kafka, Jaroslav Hašek et Karel Čapek cultivent tous deux le sens de l’absurde et l’ironie typique de cette Europe centrale que célèbre Kundera. Tous deux meurent jeunes, avant qu’éclate la Seconde Guerre, conscients que leur monde va disparaître. Cet écroulement, ils le vivent et l’affrontent de manière très différente, l’un dans l’humour baroque, l’autre en finesse – par le verbe et le dessin.» – Isabelle Rüf

Le guide du «RIEN», de Jaroslav Hašek dans QWERTZ, RTS

«Mordant avec jubilation dans les rigidités des ordres ecclésiastiques, policiers ou politiques, Hašek joue en virtuose des formes littéraires et des logiques absurdes pour faire jaillir le grotesque d’une société bourgeoise confite dans sa vanité. Magistral.» – Nicolas Julliard

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